LES CHAÎNES DE VALEUR RÉGIONALES : UNE CLÉ POUR LA COMPÉTITIVITÉ DES PME
À première vue, il n’y a aucun lien entre une mine de la région de Gafsa, le feu d’artifice du 14 juillet devant la Tour Eiffel, le lave-linge d’une ménagère écossaise et un champ de colza du nord de l’Italie. Et pourtant, tous sont liés par une même chaine de valeur, celle du phosphate et de ses dérivés : engrais, détergents et explosifs notamment.

D’ailleurs, sans le savoir, vous avez sans doute des composants made in Bizerte dans votre voiture et dans l’avion qui vous emmène en vacances. Peut-être même que le vêtement de marque que vous venez d’acheter lors de votre dernier séjour à Rome ou Bruxelles a été fabriqué – tout ou partie – dans une usine de Monastir ou de Sfax.
Il y a longtemps que les chaines de valeur ont effacé les frontières. L’Afrique ne fait pas exception, bien au contraire : avec ses vastes ressources de matières premières, le continent est souvent le premier maillon (le plus important, mais aussi le moins valorisé) de chaines de valeur mondialisées.
Une chaîne de valeur, c’est l’ensemble des étapes — de l’approvisionnement en matières premières, à la transformation, production et distribution au consommateur — dans lesquelles de de plus en plus de valeur est ajoutée à chaque niveau.
Pour une PME tunisienne, monter dans cette chaîne, c’est passer de simple fournisseur de composants ou de matières brutes à acteur capable de proposer des produits transformés, innovants ou hautement différenciés, ce qui augmente les marges, renforce le pouvoir de négociation, et sécurise son avenir.
La Tunisie déjà présente dans des filières stratégiques
Comme rappelé en introduction, la Tunisie est déjà un acteur clé dans plusieurs secteurs industriels et a mené ces dernières décennies d’intenses efforts pour structurer et consolider ces filières. Ces solides positions montrent que le pays a compris l’intérêt de capter plus de valeur et sont autant d’exemples à suivre pour les PME ambitieuses.

Agroalimentaire :
En 2024, la Tunisie a exporté pays exporte pour 8,4 milliards de dinars de produits agroalimentaires, en hausse de 27% par rapport à l’année précédente. Les huiles, les dattes et les produits de la pêche ont représenté plus des trois-quarts du total. De bons résultats portés par des prix en hausse grâce à une forte demande et une montée en gamme. Mais, les produits tunisiens sont encore trop souvent exportés avant valorisation : huiles d’olive en vrac, fruits et légumes non transformés, huiles essentielles, etc.
Autant de potentiel que les producteurs tunisiens offrent facilement à leurs clients étrangers. Car, derrière chaque tonne d’huile expédiée en vrac se cache une marque qui n’existe pas, une histoire qui ne se raconte pas, et donc des revenus qui s’évaporent. La montée en gamme ne passe pas seulement par la qualité du produit, mais par sa transformation, son conditionnement, son image et son origine. En misant sur la certification bio, les indications géographiques, le packaging attractif ou la transformation locale (huile mise en bouteille, dattes dénoyautées et conditionnées, conserves de poisson premium), les PME tunisiennes pourraient multiplier la valeur de leurs exportations.

Textile et habillement :
La Tunisie compte plus de 1 400 entreprises dans ce secteur, 150 000 emplois, et pèse pour environ 16 % des exportations industrielles. Les clusters comme Monastir-El Fejja jouent un rôle central dans l’intégration des entreprises tunisiennes dans les chaînes de valeur européennes.
Là encore, combien de gens connaissent de grandes marques tunisiennes de vêtements ? Les fabrications tunisiennes sont commercialisées aux quatre coins de l’Europe, mais arrivent en rayon sous des marques internationales qui captent l’essentiel de la valeur de revente.
Le constat est que la Tunisie trop peu de champions industriels ou technologiques d’envergure internationale capables d’entraîner derrière lui des écosystèmes complets de PME et de fournisseurs. Cette situation s’explique en grande partie par la taille limitée du marché national, qui freine les économies d’échelle et l’investissement dans la recherche, l’innovation ou le branding international.
Pour franchir ce palier, il ne s’agit pas seulement d’exporter davantage, mais de construire des partenariats d’égal à égal avec des entreprises et clusters étrangers — maghrébins, africains ou européens — afin d’atteindre la masse critique nécessaire pour structurer des chaines de valeur régionales. Ces alliances permettraient de combiner la qualité et la technicité tunisiennes avec des capacités industrielles ou commerciales complémentaires, ouvrant la voie à de véritables “champions régionaux” capables de rivaliser sur les marchés mondiaux.
Europe, Maghreb ou Afrique, où rechercher des partenaires ?
À la croisée de trois continents, la Tunisie envoie 70 % de ses exportations vers l’Union européenne, notamment vers la France et l’Italie. Ce partenariat historique garantit stabilité et standards élevés, mais a trop longtemps cantonné les acteurs tunisiens dans le rôle de sous-traitants subissant dépendance et marges réduites face aux donneurs d’ordre européens à la taille souvent plus imposante.
Le Maghreb, pourtant voisin naturel, reste un potentiel largement inexploité : le commerce intra-régional représente moins de 5 % des échanges extérieurs. C’est la région du monde la moins intégrée économiquement. Pourtant, l’équation est tentante : le Maroc a attiré 1,64 milliard de dollars d’investissement étrangers en 2024, tandis que l’Algérie offre un marché intérieur de 45 millions de consommateurs. Mutualiser capacités logistiques et industrielles pour créer des chaines de valeur régionales créerait des champions régionaux capables de rivaliser sur la scène mondiale. L’obstacle ? Des barrières politiques et administratives persistantes.
Vers le sud, l’Afrique subsaharienne dessine l’horizon le plus prometteur. Les exportations tunisiennes y ont doublé entre 2017 et 2024, atteignant 1,1 milliard USD. La mise en place prochaine de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) rassemblant 1,3 milliard de personnes devrait permettre une circulation plus fluide de matières premières, composants et produits semi-finis au sein de chaines de valeur 100% africaines.
Les acteurs tunisiens doivent trouver le moyen d’orchestrer intelligemment ces trois axes pour conjuguer rigueur européenne, complémentarité maghrébine et vitalité africaine.
Ne plus rester cantonnées aux maillons “bas” des chaines de valeur

Identifier les maillons à plus forte valeur ajoutée
Observez la demande pour les produits finis ou semi-finis qui incorporent design, branding, innovation ou labels de durabilité. Par exemple, dans le textile, les finitions écologiques, le textile technique ou les marques premium exportées vers l’UE sont des maillons lucratifs.

Renforcer la qualité, la traçabilité et la conformité aux normes internationales
Les clients européens ou d’autres régions exigent souvent des certifications (ISO, normes sanitaires, écologiques). Le pouvoir de négociation est plus important quand on peut garantir la provenance, la qualité, la durabilité.

Investir dans la R&D, le design et l’innovation
Plus qu’un produit, c’est l’offre complète — packaging, image de marque, fonctionnalité — qui permet de monter dans la chaîne. Une PME tunisienne devrait investir dans un petit laboratoire, collaborer avec des universités (recherche appliquée), ou s’associer avec des hubs spécialisés dans l’innovation.
Par exemple, le Pacte National du Textile ou les clusters comme ceux de Monastir-El Fejja offrent des infrastructures, de la formation et des liens avec l’export. Utiliser ces dispositifs permet de réduire les barrières à l’intégration verticale.

Diversifier les débouchés régionaux et intra-africains
Les chaînes de valeur ne concernent pas seulement l’Europe. Le développement du commerce intra-africain (ZLECAf) permet aux produits tunisiens transformés ou semi-transformés de trouver des marchés plus proches, moins coûteux à desservir, souvent insensibles aux barrières douanières élevées. Offrir des produits adaptés aux goûts, normes, prix africains est un levier.
Les chaînes de valeur régionales constituent un levier puissant pour transformer le rôle des PME tunisiennes : passer de simple maillon de base à acteur capable de proposer, d’innover et de capturer une partie plus importante de la valeur.
Les exemples déjà existants — dans le textile, dans le pharmaceutique, dans l’agroalimentaire — montrent la voie. En combinant qualité, innovation, intégration verticale et ouverture régionale, les PME tunisiennes peuvent non seulement améliorer leurs marges, mais aussi renforcer leur souveraineté industrielle, créer des emplois plus qualifiés et contribuer à une Afrique plus intégrée et compétitive.
